Le privé en santé, ça marche pour qui?
Le 21 septembre dernier, au lendemain d’un débat tenu avec Philippe Couillard, Michel Kelly-Gagnon, président de l’Institut économique de Montréal, faisait paraître dans La Presse une lettre d’opinion dans laquelle il faisait valoir que la libéralisation de notre système de santé, tant pour la livraison des soins que pour le financement, serait bénéfique. Selon M. Kelly-Gagnon, la privatisation en santé fonctionne partout dans le monde et il nous faudrait donc prendre ce virage. À notre avis, une telle prétention tient plus de la lubie que de l’analyse étoffée.
En somme, M. Kelly-Gagnon fait valoir que la levée des interdits législatifs, règlementaires et bureaucratiques permettrait l’émergence d’idées novatrices portées par les entrepreneurs et investisseurs privés qui ont l’œil rivé sur le secteur public de la santé. Ainsi libéré, le secteur privé pourrait contribuer sans remettre en question l’accès de tous aux soins médicalement requis. Pour Kelly-Gagnon, ce serait d’ailleurs le cas partout dans le monde, même dans les pays scandinaves. Dans un tel modèle, les médecins travailleraient plus d’heures et la place croissante que prendrait l’assurance privée ne ferait pas en sorte de dispenser les citoyens de financer, par la fiscalité, le système public. Ces affirmations, bien que bancales, semblent séduisantes aux premiers abords. Toutefois, force est d’admettre qu’elles ne tiennent pas la route.
D’abord, on ne peut pas, comme le fait M. Kelly-Gagnon, prendre en exemple les pays scandinaves pour appeler à plus d’ouverture au secteur privé en santé. En 2010, dans tous les pays scandinaves, la proportion des dépenses totales de santé provenant du financement privé était largement inférieure à ce qui est actuellement le cas au Canada et au Québec. Par exemple, les données de l’OCDE démontrent que pour l’année 2010, 19 % des dépenses en santé provenaient du financement privé en Suède comparativement à 30 % au Canada. Puisque, comme l’indique M. Kelly-Gagnon, le système de santé suédois excelle, il faudrait, en toute logique, limiter la part du financement privé dans le domaine de la santé au lieu de l’accroître.
L’ouverture au financement privé provoquerait plutôt une hausse importante des coûts de santé, attribuable essentiellement à la hausse des frais administratifs (il est bien plus dispendieux de gérer une multitude de couvertures privées qu’un seul régime public) et à l’accroissement de la consommation d’actes médicaux superflus et des complications qu’ils entraîneraient. Aux États-Unis, là où, en 2010, 52 % des dépenses de santé provenaient du financement privé, les dépenses en santé par habitat atteignaient 8200 $ comparativement à 3700 $ en Suède. En proportion du PIB, les dépenses de santé ont été de 17,6 % aux États-Unis comparativement à 11,4 % en Suède (OCDE). Donc en termes de financement, nous n’avons rien à gagner à laisser plus de place au secteur privé, bien au contraire. Si la privatisation du financement de la santé « marche », force est d’admettre que ça « marche » pour augmenter les coûts, notamment au bénéfice des assureurs privés. Et il va sans dire qu’une fois la porte ouverte à l’assurance privée duplicative, il est chaque jour plus difficile de demander aux citoyens de continuer de financer le secteur public via la fiscalité, ceux-ci ne voulant pas payer deux fois pour la même chose.
Ensuite, M. Kelly-Gagnon fait valoir que la contribution du secteur privé en matière de livraison de service viendrait de l’émergence d’idées créatrices. Toutefois, la mission première du secteur privé étant la recherche de profit, il y a fort à parier que cette créativité s’exercerait au prix d’un accroissement de la proportion des coûts de santé que nous aurions à verser à titre de profits pour des intérêts privés. Il est vrai que dans les pays scandinaves on a recours, de façon très limitée, au secteur privé pour la livraison de services. Il faut cependant savoir que le panier de services publics est beaucoup plus étendu qu’ici et que dans presque tous les cas, le secteur privé est au service complet du secteur public. C’est le secteur public qui y achète des services et non les usagers directement.
Pour permettre l’innovation dans le domaine de la santé, mieux vaut compter sur l’expertise des milliers de travailleuses et de travailleurs du réseau public de santé et de services sociaux. Un système de santé public, voilà ce qui marche pour tous.
Francine Lévesque, présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN)
Voir l’article de Michel Kelly-Gagnon ici.