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    • 19 JAN 15
    Saga du CHSLD Saint-Lambert-sur-le-Golf

    David contre Goliath

    Pierrette Thériault-Martel est une retraitée âgée de 70 ans. Elle a affronté seule Eddy Savoie, propriétaire des Résidences Soleil. Il l’a poursuivie pour 400 000 $, en juillet 2011, pour avoir dénoncé la piètre qualité des soins donnés à sa mère ainsi qu’à près de 200 autres aîné-es hébergés au CHSLD Saint-Lambert-sur-le-Golf, sur la Rive-Sud de Montréal.

    En septembre 2013, la Cour supérieure a rejeté l’action en justice, la qualifiant de poursuite-bâillon. La Cour a alors informé Pierrette T.-Martel qu’elle pouvait à son tour réclamer des dommages moraux et punitifs pour que Eddy Savoie comprenne bien que la richesse n’est pas un laissez-passer pour faire taire la critique. Ce qu’elle a fait.

    Mais la lutte de cette porte-parole involontaire de la bataille contre les partenariats public-privé (PPP) n’a pas été de tout repos : « Ça n’a pas été facile, loin de là, lance Pierrette T.-Martel. En voyant comment ma mère de 95 ans était traitée, j’ai décidé de dénoncer la négligence dont elle était victime, comme plusieurs autres résidants. Et ce n’est pas les employé-es avec leur grand cœur que je visais, mais bien la direction du CHSLD. Je ne pouvais plus me taire. »

    La bataille a été d’autant plus difficile que le 1er août 2011, Pierrette T.-Martel a perdu sa mère qui y était hébergée depuis novembre 2010. « Eddy Savoie m’a signifié sa poursuite en diffamation, alors que tous savaient que ma mère était en phase terminale à l’hôpital. Je peux vous dire que jamais je n’oublierai ce moment. » En plus de surmonter sa peine, elle a dû soutenir son conjoint qui, dans les semaines suivantes, a été victime d’une rupture d’anévrisme cérébral, puis d’un accident cérébral vasculaire sévère qui l’a obligé à faire de la réadaptation pendant une année complète. Rien pour faciliter ses démarches pour obtenir justice. Heureusement, son procureur, Me Jean-Pierre Ménard, spécialisé dans les recours en santé, a veillé au grain.

    PPP ou comment sous-traiter les aînés

    Le CHSLD Saint-Lambert-sur-le-Golf est le premier de cinq établissements à avoir été construit puis géré en mode PPP pour une durée de 25 ans chacun, selon la volonté de l’ex-ministre de la Santé et des Services sociaux et promoteur des PPP, l’actuel premier ministre Philippe Couillard. Eddy Savoie a remporté l’appel d’offres pour construire le CHSLD conditionnellement à ce qu’il s’engage à réduire de moitié les coûts de fonctionnement en comparaison d’un CHSLD public, ce qu’il a fait en embauchant du personnel largement sous-payé.

    C’est dans ce contexte que Pierrette T.-Martel a placé sa mère au CHSLD en PPP. Rapidement, elle et d’autres familles ont constaté d’importantes lacunes. Au taux de roulement élevé et à la pénurie de personnel due à des conditions de travail exécrables, se sont ajoutés des problèmes d’organisation des soins et de communication. Le peu d’encadrement et le manque de formation ont aussi été mis en cause, comme il a été relevé dans un rapport commandé par l’Agence de la santé et des services sociaux de la Montérégie, en septembre 2011. Les conditions étaient telles que les employé-es ont décidé de se syndiquer à la CSN, au printemps 2011.

    « On avait beau apporter les preuves sur l’état des soins donnés à ma mère, raconte Pierrette T.-Martel, les dirigeants du CHSLD nous faisaient miroiter des solutions qui ne venaient jamais. Quand mon conjoint et moi avons rencontré la directrice des soins et la fille d’Eddy Savoie pour discuter de nos plaintes, nous nous sommes sentis intimidés. Nous sommes repartis bredouilles et surtout découragés. »

    Devant l’absence de suivi des plaintes et le manque d’écoute des dirigeants du CHLSD, et même de l’Agence de la santé de la Montérégie, les familles se sont réunies et ont alors contacté l’émission Enquête de Radio-Canada qui, en avril 2011, a diffusé un reportage-choc sur le CHSLD. Tout comme Eddy Savoie, le ministre de la Santé d’alors, un certain Yves Bolduc, s’est empressé de nier les allégations présentées dans le reportage. Ce dernier a tout simplement invité les familles insatisfaites à déménager leurs parents dans un autre établissement malgré leur état de santé fragile. Ce qu’elles ont refusé sur le champ.

    La résistance s’organise

    Parallèlement, plusieurs groupes populaires et syndicaux ont mis en place la Coalition Montérégie sans PPP, dont a fait partie la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS–CSN) et le Conseil central de la Montérégie. Puis, l’Association québécoise des préretraités et retraités (AQDR) s’est jointe au concert des critiques. En outre, à la demande de la CSN, un rapport indépendant produit par la firme MCE Conseils a démontré l’absurdité financière de la formule des PPP et ses impacts néfastes sur les clientèles âgées.

    Au fil des semaines suivant l’ouverture de ce CHSLD sont apparus plusieurs ratés, mais aussi de nombreuses dénonciations ont été faites par la Coalition et les familles : participation aux séances du conseil d’administration de l’Agence de la santé, pétition, manifestations diverses, points de presse, intervention politique faite à l’Assemblée nationale de concert avec les partis d’opposition. Rien n’a été épargné pour dénoncer les dérives des PPP.

    Deux poids, deux mesures

    Fin avril 2011, un élu de la FSSS–CSN pour la Montérégie a lancé une allégation grave visant la gestion du PPP à l’occasion d’une entrevue télévisée : Eddy Savoie aurait demandé aux employé-es du quart de nuit du CHSLD d’épargner le nombre de couches, dont le budget aurait été « pété ». L’entrevue a été diffusée sur la même station qui publicise les Résidences Soleil, sans qu’aucune poursuite ait été engagée par le magnat des résidences privées. Mais quand Pierrette T.-Martel a repris sensiblement les mêmes propos dans un journal local de la Rive-Sud, le 14 juin suivant, l’allégation a vite été transformée en diffamation, d’où la poursuite-bâillon d’Eddy Savoie, un recours sans précédent dans les annales du réseau de la santé et des services sociaux.

    Une poursuite ciblée ?

    Il faut dire que Pierrette T.-Martel est vite devenue une porte-parole énergique et crédible des insatisfactions vécues par les familles. Ses interventions publiques, mais aussi sa rencontre impromptue impliquant d’autres parents avec le ministre de la Santé d’alors, Yves Bolduc, lors d’une visite à l’Assemblée nationale, vont faire d’elle une cible de choix pour Eddy Savoie. C’est ce contexte qui a été mis en preuve par Me Jean-Pierre Ménard, à l’origine du rejet de la poursuite-bâillon.

    Le reste de l’histoire n’est qu’un cumul de sept jugements consécutifs rendus en faveur de Pierrette T.-Martel. Après avoir contesté la première décision de la Cour supérieure sur le rejet de la poursuite-bâillon, Eddy Savoie s’est engagé dans une volée de requêtes et de procédures diverses. Parmi elles, il s’est opposé à la publication de ses avoirs personnels, lesquels sont évalués à près de deux milliards de dollars. Au moment de mettre sous presse, Pierrette T.-Martel a obtenu un quatrième jugement de la Cour supérieure forçant Eddy Savoie à lui verser 300 000 $ en dommages-intérêts et punitifs. Toutefois, ce jugement a été porté en appel et la décision est attendue prochainement, l’audition ayant eu lieu le 28 novembre dernier.

    « J’ai dû me présenter à maintes auditions judiciaires. Heureusement que j’ai eu l’aide précieuse de Me Jean-Pierre Ménard et de l’AQDR, qui m’ont assistée depuis le début. N’eût été aussi des appuis de la FSSS–CSN et de la Coalition Montérégie sans PPP, jamais je ne m’en serais sortie. Mon conjoint et moi, on a vraiment hâte de passer à autre chose. On a, comme on dit, une retraite à… poursuivre ! »